Chers amis,
soyez tous les bienvenus dans cette basilique de Saint-Victor. Ce matin, comme nous sommes heureux de pouvoir y être de nouveau, vous vous rappelez l’année dernière, lorsque nous étions à la cathédrale… Je vous salue tous, je vous salue tout particulièrement vous Monsieur le Maire, et vous Monsieur le Maire honoraire, ça nous plaisir à tous de vous voir l’un à côté de l’autre. Je salue tous les élus, les responsables civils et militaires, et tous ceux qui sont ici, dont les plus jeunes, beaucoup ont passé la nuit dehors, à prier, à marcher, elle est belle cette fête de la Chandeleur, elle est vraiment magnifique, surtout à Marseille !
Depuis hier soir, partout dans la ville et dans le diocèse, des petits groupes se sont réunis pour prier, chanter, marcher, dans le froid et dans le vent, fidèles à une longue tradition qui remonte au début du Ve siècle. L’homme par qui cette tradition a commencé s’appelait Jean Cassien. Son époque, comme la nôtre et comme bien d’autres, comportait son lot de troubles, de difficultés et d’incertitudes. Lui était né dans l’actuelle Roumanie, quelques années après la promulgation de l’édit de Milan, en 313, qui autorisait les chrétiens à vivre leur foi publiquement, à construire des églises et à s’organiser sans être inquiétés par les autorités de l’Empire. C’était une vraie révolution !
Car auparavant, depuis que quelques juifs de Palestine avaient suivi l’un des leurs, un certain Jésus qu’ils appelaient Christ et étaient ainsi devenus des chrétiens, les persécutions contre eux avaient été régulières et toujours plus violentes. À Marseille, ville où l’Évangile était très vite arrivé par la mer, porté par les amis les plus proches de Jésus, la famille de Lazare et de Marie-Madeleine, originaires de Béthanie, à Marseille donc, plusieurs chrétiens avaient été martyrisés lors de la persécution menée par l’empereur Dèce, en 250, puis lors de celle menée par Dioclétien cent ans plus tard. Les chrétiens de la ville, qui n’était guère plus grande que l’actuel quartier du Panier, avaient enterré les leurs dans un cimetière, de l’autre côté du Lacydon, là où nous nous trouvons ce matin. Et quand vous descendrez dans la crypte, vous pourrez voir ces tombes des premiers martyrs, en particulier celles de Fortunatus et Volusianus, morts vers 250. Elles sont là les tombes ! C’est là aussi que l’on avait déposé les restes de Victor, mort en 304. Les chrétiens de Marseille venaient prier en ce lieu vénéré, près des tombes des martyrs, comme on le faisait à Rome dans les catacombes. C’est là qu’ils prirent l’habitude de prier la Vierge Marie, sous le beau vocable de Notre-Dame de Confession des Martyrs, cette belle vierge noire qui veille toujours sur les racines profondes de la foi à Marseille et que l’on est allé chercher tout à l’heure à la crypte, pour qu’elle bénisse notre ville.
O Église de Marseille : n’oublie jamais que tu es une Église de martyrs, une Église fondée sur le sang des martyrs, qui fut, ici aussi, semence de chrétiens, comme l’affirmait Tertullien à Carthage, de l’autre côté de la mer. O Église de Marseille, n’aie pas peur aujourd’hui de risquer ta vie à cause de ta foi. Préfère toujours la fidélité à la compromission. Souviens-toi de ton passé glorieux et donne aux jeunes d’aujourd’hui, en quête d’idéal et d’authenticité, le goût d’être des témoins, le bonheur de confier à d’autres le trésor de l’Évangile. Et je sais qu’il y en a beaucoup, des jeunes, qui ne demandent que ça : trouver un sens à leur vie, une aventure à risquer, l’occasion de se dépasser, de se donner, d’aimer et de servir !
Cassien, lui, devait avoir 17 ou 18 ans lorsqu’avec un ami, qui s’appelait Germain, il décida de quitter sa Roumanie natale et de partir à la recherche d’une vie plus aventureuse, plus proche de l’idéal évangélique. Il n’y avait plus de persécutions et le risque, maintenant, c’était la tiédeur. Comme c’est aussi le cas pour nous, aujourd’hui. Mais la tiédeur n’a jamais fait rêver un cœur de vingt ans ! Les voilà donc sur les routes, Germain et Cassien ! D’abord vers Bethléem, là où Jésus était né. Ils y passent quelques temps, puis, intrigués par les propos que leur tiennent de jeunes ermites venus d’Égypte, ils vont voir ces nouveaux martyrs que sont les moines égyptiens, retirés du monde pour témoigner de Dieu, à l’école de saint Antoine et des Pères du désert. Là, pendant une quinzaine d’années, ils apprennent beaucoup de choses sur la vie, sur Dieu et sur eux-mêmes, dans la sobriété et la paix, dans les renoncements et l’humilité, dans la joie profonde d’un cœur simplifié. Tant de choses après lesquelles nous courons souvent, la sobriété, la paix et la simplicité du cœur. Ils avaient fui la tiédeur ; ils ont trouvé, dans le silence du désert et les exigences de la vie communautaire, la vive flamme d’amour qui brûle les cœurs et les fait rayonner du soleil de Dieu.
Puis, vers 400, ils se rendent à Constantinople, où Cassien est ordonné diacre par saint Jean Chrysostome, avant que celui-ci, faussement accusé, ne l’envoie à Rome, afin d’obtenir le soutien du pape Innocent, qui, du reste, ordonnera prêtre notre Cassien. Celui-ci se rend encore une fois à Antioche, à la demande du Pape, puis il est appelé en Provence, afin de soutenir le monachisme en train de naître, notamment sur l’île de Lérins, avant de venir à Marseille fonder deux monastères, l’un pour les hommes, tout près d’ici, l’autre pour les femmes, de l’autre côté du Vieux-Port, vers la place de Lenche. On est environ vers 415.
O Église de Marseille, n’oublie pas ce que tu dois à saint Jean Cassien ! C’est lui qui t’a aidé à respirer à pleins poumons l’air de la Méditerranée ! C’est lui qui de la Roumanie, de Bethléem, du désert d’Égypte, de Constantinople, de Rome et d’Antioche, a transporté jusque chez toi la grande tradition du christianisme d’Orient, pour que tu aides l’Occident à vivre de l’Évangile. Saint Martin, à Tours et à Ligugé, venait de commencer l’aventure monastique. Honorat le tentait aussi à Lérins. Mais c’est Cassien qui, le premier, installa la vie monastique en pleine ville et qui, par ses écrits, inspira, un siècle plus tard, celui qui allait devenir saint Benoît, père des moines d’Occident et aujourd’hui patron de l’Europe !
O Église de Marseille, n’oublie pas que tu te tiens là, à Saint-Victor, entre Cassien et Benoît, entre cassianites et bénédictins, entre l’héritage méditerranéen et le projet européen. Aujourd’hui rien n’a perdu de cette actualité, c’est ta place comme ville, et c’est aussi ta place comme église. Alors ne sois pas tiède ! Laisse ton cœur brûler d’amour pour Dieu et pour tes frères de toutes cultures dans cette ville métissée. Souviens-toi que tu n’as pas inventé l’Évangile : tu l’as reçu d’Orient, comme ce matin sur le Vieux-Port, non pour le garder pour toi, mais pour le confier au monde, avec respect et dans l’amitié. Ce matin nous sommes arrivés en bateau avec l’Evangéliaire, rassurez-vous nous ne sommes pas partis de trop loin, vu la situation météorologique. Pour la première fois, au lieu de partir de l’Estaque, on est parti d’un peu plus loin que la mairie, mais nous sommes quand même arrivés en bateau ! Et là nous avons accueilli l’Evangile, nous avons réentendu ces paroles de Jésus si simples qu’elles ont fait leur chemin à travers des générations : je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle mes amis, vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande, ce que je vous commande c’est de vous aimer les uns les autres, comme je vous ai aimé. Nous avons réentendu ces paroles de Jésus : vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde, vous êtes le levain dans la pâte. Nous l’avons réentendu dire à la femme adultère, personne ne t’a condamné, moi non plus je ne te condamne pas, va et désormais ne pêche plus. Nous l’avons réentendu dire à la Samaritaine, si tu savais le don de Dieu, et qui est celui qui lui aurait demandé à boire, c’est toi qui lui aurait demandé de l’eau vive, nous l’avons entendu nous redire ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisi pour que vous alliez, pour que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure. Nous l’avons réentendu redire allez de toutes les nations faites des disciples, nous l’avons réentendu nous redire tout cela, et ces paroles simples, qui ont traversé les générations, voici que ce matin encore, arrivées en bateau sur le Vieux-Port, elles ont retenti à nos oreilles.
Et c’est Cassien qui, ayant participé à Bethléem et en Égypte à cette grande fête de la Chandeleur, encore inconnue en Occident, l’introduisit à Marseille, avant même qu’elle ne soit généralisée à toute l’Église par le pape Gélase à partir de la fin du Ve siècle. Là encore, si j’ose dire, nous sommes à jamais les premiers ! Quelle longue tradition, chers amis ! Comme on se sent petits, au rappel de tant de siècles. Quel bel héritage remis entre nos mains, pour que nous le fassions fructifier aujourd’hui, sans tiédeur et sans orgueil. Même aux heures les plus sombres et les plus difficiles de son histoire, Marseille n’a jamais manqué d’être fidèle à sa Chandeleur. Même en 1794, sous la Terreur, lorsqu’il fallut aller prier de nuit à la Grotte Crispine, au-dessus de l’Estaque dans les collines de la Nerthe. Même l’année dernière, en pleine pandémie, lorsqu’il fallut aller à la Cathédrale pour respecter les distances imposées. C’est que la foi, quoi qu’on en dise, ne s’éteint pas. Hier soir, j’étais avec des étudiants et des jeunes professionnels à Saint-Ferréol, où ils ont passé la nuit en prière pour préparer leur cœur à la rencontre de ce matin. Tout à l’heure, j’ai rejoint ceux qui avaient passé la nuit à l’Estaque, pour accoster avec eux sur le Vieux-Port, où de nombreux groupes sont arrivés à pied, après avoir dévalé pendant la nuit les rues de la ville pour être là, présents à cette nouvelle rencontre de l’Évangile avec notre cité et tout notre diocèse.
Car la Chandeleur, chers amis, c’est la fête de la rencontre, l’Hypapantè, selon le nom que lui donnaient les chrétiens d’Orient. Rencontre du Seigneur Jésus avec son peuple, que représentent, devant le Temple, Syméon et Anne, porteurs de toute l’attente d’Israël depuis la promesse faite à Abraham : « en toi seront bénies toutes les nations de la terre ». La promesse faite à Abraham n’est pas pour le petit clan d’Israël, c’est pour toutes les nations, la promesse faite à Abraham n’est pas pour assurer la survie d’un petit peuple, c’est pour que toute l’humanité ait accès au trésor de l’amour de Dieu. C’est cette promesse encore qui résonne à nos oreilles.
Et voilà qu’au soir de sa vie, Syméon, poussé par l’Esprit jusqu’au Temple, voit enfin ce salut de Dieu qu’il a tant espéré. Il prend l’enfant dans ses bras et il s’écrie ce que les chrétiens, les religieux, les moines, les prêtres et beaucoup de laïcs disent chaque soir à l’office des complies : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix selon ta Parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu as préparé à la face des peuples : lumière qui se révèle aux nations et donne gloire à ton peuple Israël ».
Toi qui es venu ce matin à Saint-Victor, écoute la voix du Seigneur et prête l’oreille de ton cœur. Offre-lui ton hospitalité. Accepte son amitié. Laisse-toi guider, comme Syméon et Anne, par le désir de ton cœur habité par l’Esprit. Viens puiser à la source des martyrs de Marseille. Notre-Dame est là, tout à côté, pour écouter ton espérance et te confier son Fils, comme jadis elle l’avait remis entre les bras de Syméon. Amen !
+ Jean-Marc Aveline
02 février 2022