Le triptyque du Jugement Dernier dans l’Évangile de Matthieu
Le chapitre 25 de l’Évangile selon Saint Matthieu clôture la section narrative de l’Évangile et donc de l’enseignement de Jésus. Il met également un point final à l’année liturgique. Suivront les récits de la Passion (ch 26 et 27) et des apparitions du Ressuscité (ch 28). A la parabole dite des “dix vierges“ succèdera celle des talents et enfin, la fresque du jugement dernier à proprement parlé. Matthieu présente ce dernier récit de manière grandiose, comme une véritable apothéose de l’enseignement du Christ. Le chapitre se présente donc comme un triptyque dont les récits des dix vierges et la parabole des talents forment les volets et celui du jugement dernier la partie centrale. Ces récits invitent à relire notre vie sous les trois axes classiques : ma relation à Dieu (les dix vierges), à moi-même (les talents) et au prochain (le jugement dernier).
1) Les dix vierges (1-13)
“Alors, le Royaume des Cieux sera comparable à dix jeunes filles invitées à des noces“. Bien étranges ces noces ! Le texte nous dit que les dix jeunes filles sont des invitées, mais elles ressemblent farouchement à des prétendantes qui se préparent à la venue de l’époux dont elles espèrent être l’élue. Cette impression est renforcée par le fait qu’il n’est nulle part fait mention de l’épouse, de la fiancée. Et voilà que l’époux tarde à venir et pas qu’un peu, car on nous dit bien que toutes les dix jeunes filles s’endorment. La nuit est donc déjà bien avancée. La noce est bien mal engagée ! En plus, la parabole nous raconte que les jeunes filles prévoyantes refusent de donner de l’huile aux insensées, alors que Jésus n’a eu de cesse d’inviter ses disciples au partage. Et puis, quelle idée d’aller acheter de l’huile chez un marchand en pleine nuit, alors qu’aucun magasin n’est ouvert. Pas étonnant qu’elles arrivent en retard.Le but de la parabole n’est donc pas de raconter une noce ordinaire, sa visée est eschatologique, elle touche aux fins dernières. Elle vise plutôt à répondre à la question de savoir ce qui se passera à la fin des temps ou à notre mort. Comme dans d’autres passages du Nouveau Testament, le Royaume de Dieu est présenté comme un banquet de noces. Au cœur du récit, il y a une rencontre, la rencontre de l’Époux. La question est dès lors de savoir si nous y sommes prêts, car l’Époux peut venir au moment où on l’attend le moins. En ce sens, le message du récit se situe dans la ligne des précédents au chapitre 24. En racontant une noce bizarre, Jésus attire l’attention de ses auditeurs pour qu’ils se rendent compte de l’urgence eschatologique et demeurent vigilants et prêts pour le jour de la grande Rencontre. Revenons maintenant à l’interrogation centrale du récit. Pourquoi les vierges sages ne partagent pas leur huile ? Ou plutôt, quelle est cette huile qu’on ne peut partager ? Quel est ce carburant qui est moteur dans ma vie, qui m’anime et me fait vivre ? Plus précisément, comment est-ce que je me ressource, je “refais le plein“ pour ne pas m’épuiser, épuiser mon puits intérieur et me retrouver “en panne sèche“ ? Où est-ce que je puise la force pour surmonter les difficultés ? Cela, c’est de l’ordre de l’intime, de la foi et de l’amour et on ne peut pas le partager. Lors d’une intervention chirurgicale, je me retrouve nu, dépouillé de tout, vulnérable, je m’allonge sur la table d’opération sans avoir la certitude d’en sortir vivant. Je suis tout seul, personne ne peut plus m’accompagner. Il en ira de même à la mort où je m’avancerai seul pour me retrouver face à mon Seigneur. Et cette huile-là ne se partage pas !La parabole des vierges sages et des vierges folles est représentée sur le portail droit de la cathédrale de Strasbourg. Les trois portes d’entrée sont rouges, couleur du jugement à la période gothique. D’ailleurs, aujourd’hui encore, les juges portent une tunique rouge. A gauche du portail, les cinq vierges insensées ont la mine défaite et leur lampe éteinte orientée vers le bas. Il y a aussi le tentateur, avec son visage séduisant qui tend un fruit. Les connaisseurs et les curieux distingueront derrière son dos des serpents et des crapauds ! A droite les cinq vierges prévoyantes tiennent leur lampe droite, orientée vers le haut. Le Christ, l’époux, les bénit et elles sourient. Celui qui pénètre le lieu saint est ainsi invité à relire sa relation au Christ et choisir dès aujourd’hui de se convertir, puisqu’il “ne sait ni le jour ni l’heure“ (v. 13).
2) Les talents
La deuxième parabole du triptyque interroge l’usage que nous avons fait des dons reçus. Le Royaume de Dieu est ici comparé à un homme qui confie ses biens à ses serviteurs afin qu’ils les fassent fructifier. Il revient longtemps après pour régler ses comptes. Même si l’urgence n’est pas mentionnée ici, le retour du maître implique une vigilance à avoir et situe également ce récit dans une perspective eschatologique. La parabole met en scène trois serviteurs : un premier, auquel le maître confie cinq talents et qui en gagne cinq autres ; un deuxième, auquel le maître confie deux talents et qui en gagne deux autres et un troisième, qui ne possède qu’un seul talent, mais qui l’a enterré pour le cacher. Ce dernier n’en a donc gagné aucun. Le récit précise que le maître donne à chacun selon ses capacités. Il indique ainsi d’emblée que la pointe du récit n’est pas à chercher dans la comparaison du nombre de talents reçus, mais dans le fait de les faire fructifier. Le narrateur renforce sa mise en garde en faisant un exact parallèle entre le premier et le deuxième serviteur, sans craindre la répétition : “Seigneur, tu m’as confié cinq/deux talents, voilà, j’en ai gagné cinq/deux autres“. Et le maître leur répond exactement de la même manière : “Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton Seigneur“. Un talent est une somme qui représentait à l’époque 6000 pièces d’or, autrement dit, une somme énorme et qui dépasse l’entendement des auditeurs de Jésus. La parole qu’il adresse aux deux premiers serviteurs souligne la disproportion entre la richesse du maître et la capacité humaine : “tu as été fidèle en peu de choses“. Nous sommes bien dans une perspective de fin des temps où l’on voit l’inépuisable trésor du cœur de Dieu. Il en va de même si on prend le talent non pas comme une valeur monétaire, mais comme un don reçu. Venons-en à celui qui n’a reçu qu’un talent et qui est donc allé le cacher sous terre. Il le rend au maître en pensant être quitte. Mais comme dans le récit précédent, le jugement du maître tombe comme un couperet : “Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là il y aura des pleurs et des grincements de dents“. Pourquoi donc n’a-t-il pas agi comme les deux autres ? C’est tout l’enjeu de la parabole. Et la réponse se trouve dans les paroles mêmes du serviteur : “Seigneur, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain. J’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient“. Quel contraste avec l’attitude joyeuse et confiante des deux autres. “Je savais que tu es un homme dur“. Ce n’est pas du tout la perception que les deux autres ont du maître ! Le récit attire donc notre attention sur nos images de Dieu et ses conséquences sur notre agir. Combien de croyants, à l’époque de Jésus comme aujourd’hui, n’ont-ils pas intégré, intériorisé, une image d’un Dieu dur, qui fait peur ? Et ils y sont viscéralement accrochés (“je sais que tu es un homme dur…“). Cette conception est basée sur la peur d’un Dieu redoutable, intransigeant, qui menace et qui châtie. N’est-ce pas là une vision avant tout païenne, inspirée par le panthéon grec ou babylonien ? La force de la parabole des talents est de montrer qu’une telle image de Dieu est paralysante et que par conséquent, elle nous empêche de faire fructifier nos talents. Se libérer d’une conception perverse de Dieu demande du temps, de la persévérance et un bon accompagnement… En ce sens, cette parabole est d’une grande pertinence pour aujourd’hui ! Autre chose étonnante dans cette parabole : Jésus prend le serviteur au mot et lui répond dans sa logique, à partir de sa conception d’un maître dur : “il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts“. On pourrait paraphraser : “tu aurais pu te faire aider plutôt que de t’enfermer dans tes peurs paralysantes“. Une dernière interrogation sur cette parabole : Pourquoi est-ce celui qui n’a reçu qu’un talent qui est le “mauvais serviteur“ de l’histoire ? Le narrateur n’aurait-il pas pu choisir plutôt celui qui en a reçu deux ou cinq ? Cela aurait évité les conséquences d’une lecture, certes trop rapide, mais courante et mortifère, qui voit dans l’attitude du maître une injustice envers ceux qui ont moins, ceux qui n’ont pas la même chance que les plus fortunés. C’est vrai, mais peut-être que Jésus veut nous mettre en garde contre le poison de la comparaison ? Certes, le récit ne mentionne aucune comparaison, si ce n’est en parlant de celui “qui n’en a qu’un“ (talent). Nous savons pourtant que beaucoup de personnes sont paralysées par la culpabilité et la jalousie et croient que les autres ont reçu plus qu’elles, qu’elles ont plus de chance dans la vie et que c’est pour cela qu’elles font davantage fructifier leurs talents. Or ces pensées sont délétères et mènent à la perte de confiance et d’estime de soi, voire à l’enfermement dans la culpabilité et la peur.
3) Le jugement dernier
Le troisième récit met en scène “le Fils de l’homme“ siégeant sur son trône de gloire, accompagné de tous ses anges et toutes les nations seront rassemblées devant Lui. Le spectacle est grandiose. Si le Fils de l’homme est bien le Christ, c’est un Christ juge qui est dépeint ici, un Christ pantocrator comme on en voit sur les tympans des cathédrales ou dans les coupoles du chœur. Il juge en séparant les brebis qu’il place à sa droite et les chèvres qu’il place à sa gauche. Aux premiers il dit : “Venez les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde“. Aux deuxièmes, il dira : “Allez-vous en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges“. Sans craindre la répétition et les longueurs, le narrateur fait un exact parallèle entre les actions bonnes des premiers et mauvaises des deuxièmes. Il juge leur attitude envers six catégories de personnes démunies (affamées, assoiffées, étrangères, nues, malade ou en prison). En ce sens, il ne fait que constater les faits. Les deux groupes posent la même question : “quand est-ce que nous avons fait/nous n’avons pas fait le bien ?“ Et voici sa réponse qui est le cœur du récit : “Amen, je vous le dis : chaque fois que vous l’avez fait/ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait/ne l’avez pas fait“. Le récit est d’une simplicité, d’une limpidité désarmante. On ne peut cependant que s’étonner du contraste entre la fresque grandiose qui sert de décor à la scène et l’humilité des critères de jugement : donner à boire, nourrir, vêtir, accueillir, visiter. Le Christ est roi, mais un roi d’une humilité extrême. Le Christ pantocrator est l’humilié de la croix. Mais notre récit évangélique nous invite à aller plus loin, il nous convoque à vivre une véritable révolution copernicienne. Tout d’abord, aussi surprenant que cela puisse paraître, le critère du jugement n’est pas la foi, l’orthodoxie, mais bien plutôt l’engagement concret en faveur du prochain, autrement dit l’orthopraxie. Et cela ne peut que nous interpeller, nous chrétiens. Plus fondamentalement encore, ce récit interroge notre manière d’envisager la mission. Dans l’affamé, l’assoiffé, l’étranger, dans la personne nue, malade ou en prison, nous sommes invités à reconnaitre le Christ déjà présent. Dès lors, la mission ne consiste pas à apporter le Christ à ceux qui ne le connaitraient pas, mais à le découvrir déjà présent dans le malade ou le détenu que nous visitons, dans l’étranger que nous accueillons ou quand nous donnons à manger et à boire aux personnes démunies.
Nous n’apportons pas le Christ à notre prochain, car Il nous y précède ! Là se trouve notre salut.
Vincent Klein sj.