Jésus guérit. Jésus guérit pleinement. C’est ce qui me semble ressortir de cette longue tranche de l’Évangile de Marc, dans laquelle se trouvent deux récits de guérison, l’un comme « enchâssé » dans l’autre, on va comprendre comment est construit cet Évangile. Mais ce qui ressort de ce passage, c’est que les miracles de guérison manifestent que Dieu est ennemi du mal de l’homme, qu’il est amour, que le Christ, en sa Pâque, va prendre le pouvoir sur toute chose. À notre bénéfice. Ces miracles, ils signifient la fin du conflit entre l’homme et une nature qui s’impose à lui et finit par l’écraser.
Ce n’est pas rien, il est quand même question de maladie et de mort dans ces récits. Le premier d’entre eux met en scène Jaïre, le chef de la synagogue, dont sans doute le travail consiste à organiser le culte, c’est la seule requête, dans l’Évangile de Marc, qui soit introduite par un responsable religieux. Il réclame une imposition des mains, et Jésus va accepter d’aller voir ce qui se passe. Mais ce récit est curieusement interrompu par un autre, celui de la femme atteinte d’un flux de sang visiblement inguérissable… Le narrateur nous décrit assez longuement son sort pénible, on ne sait pas le nom de cette femme mais on connaît sa maladie, qui la rend impure et l’exclut d’une vie conjugale normale, on sait qu’elle s’est ruinée en frais médicaux et qu’elle est seule dans sa vie – et une femme malade, seule, dans le peuple d’Israël de l’époque, elle est dans une situation précaire. Cette femme, elle, croit à la valeur d’un contact physique avec le vêtement de Jésus…
Il y en a un, Jaïre, qui réclame l’imposition des mains, l’autre qui veut toucher le vêtement de Jésus. Tous les deux sont dans une attitude un peu magique, tous les deux sont en proie à une sorte de désespoir. Ils sont comme la fille de Jaïre, « à l’extrémité » : tout a été essayé, tout a échoué, et ils cherchent tous deux une issue dans le Christ. Ne sous-estimons pas l’imperfection de leur approche, finalement, elle dit quelque chose de nous-mêmes : quand nous cherchons à toucher des statues de la Vierge à Lourdes, quand des milliers de bras se tendent pour toucher le manteau du pape qui traverse la place Saint-Pierre (quand il n’y a pas de virus), quand nous demandons à être bénis avec une imposition des mains, quand nous gardons le maillot de foot imprégné de la sueur de notre joueur préféré, hé bien nous ne faisons que prolonger l’attitude de Jaïre, nous le faisons que prolonger l’attitude de la femme hémorroïsse. Notre propre foi est hésitante, balbutiante, cabossée… et le récit de notre histoire, bonne nouvelle, ne s’arrête pas là. C’est la suite qui est intéressante !
La femme guérit et elle le sent dans son corps, mais ça ne s’arrête pas à ce constat. Elle a pensé, peut-être qu’elle pouvait disposer de Jésus à son insu. Jésus, lui, a bien conscience d’avoir été l’objet d’un toucher personnalisé, intentionnel, à ne pas confondre avec un frôlement banal, occasionnel, auquel pensent d’abord ses disciples. Il faut imaginer le suspense quand il pose la question « qui a touché mes vêtements ? ». Et il faut imaginer la crainte de la femme, qui sait qu’elle a transgressé les règles de pureté et se reproche sans doute d’avoir transmis son impureté à son sauveur.
Mais la guérison a réussi au point de lui donner l’audace de prendre la parole en public et de dire « toute la vérité ». « Toute la vérité » !… Je ne sais pas si vous vous rendez compte du poids de cette expression, unique dans l’Évangile de Marc. Là, elle n’est plus dans l’idée de voir Jésus comme un remède. Elle reconnaît la vérité de la transgression qu’elle a osée et celle de la guérison reçue, tout comme la vérité d’une relation libre avec Jésus. Elle ne se tient plus « par-derrière », incognito, dans la foule pour toucher le vêtement, elle est maintenant face-à-face, soit la condition pour une alliance vraie. Et ainsi elle est délivrée d’une double infirmité, celle de son corps en premier lieu, mais aussi celle de son esprit qui avait intégré le discours social dominant qui l’enfermait dans la solitude en la condamnant à éviter tout contact. Elle est sauvée par sa foi et sa prise de parole authentique.
Quant à Jaïre, il avait demandé une imposition des mains, Jésus ne le fera pas, il prendra la main de la petite fille et lui parlera. « Lève-toi » : un mot qui dit la résurrection. C’est l’image du Christ qui vient arracher l’humanité à la mort. On note un parallèle saisissant, celui des douze années : le narrateur signale bizarrement que la jeune fille a douze ans. Une femme atteinte d’hémorragie chronique depuis douze ans vient juste d’être rendue à sa vie féconde normale, tandis qu’ici une jeune fille à l’âge de la puberté retrouve la vie perdue… Surtout, nous avions une femme dont la foi était mêlée de crainte, tout comme celle de Jaïre, à qui Jésus dit « ne crains pas, crois seulement ». Le miracle, vécu comme une rencontre et non plus seulement comme un simple prodige, fera passer ces deux personnes de la peur à la foi plénière, incompatible avec la peur.
Qu’est-ce que ça nous dit, tout cela ? Je vous propose de garder ce passage d’une foi craintive, teintée de superstition, à la foi totale, celle qui sauve véritablement. Ce qui fait pivot, c’est la confiance que fait la femme guérie pour dire au Seigneur « toute la vérité ». À nous aussi, il nous est proposé de faire ce passage, et cet enjeu de dire « toute la vérité », nous y sommes convoqués dans nos relations interpersonnelles, amicales, familiales, conjugales… Un homme et une femme qui s’aiment véritablement, qui veulent vivre de la même alliance que Dieu a faite avec son peuple, ils peuvent progresser dans cette manière de se dire, l’un à l’autre, « toute la vérité », et se débarrasser de leurs vieilles peurs. Peut-être petit à petit car la confiance, cela s’apprend, ce n’est pas forcément inné, mais voilà, il y a une manière de se révéler l’un à l’autre et de se dire mutuellement « peut-être que ce qui m’a fait rapprocher de toi n’était pas complètement clair, parfait, limpide… Mais parce que j’ai confiance, parce que je vois bien que la relation que nous avons me sauve, je veux révéler et te partager cette vérité ». Quand nous atteignons ce niveau de confiance, la vie de Dieu, cela nous transporte. Confions-nous les uns les autres au Seigneur de la vie, Lui seul qui sauve et guérit, pour qu’il nous fasse progresser dans cette foi.
Romain Subtil, sj
Saint-Ferréol, le 27 juin 21